- SUPRÉMATISME
- SUPRÉMATISMEPremière théorie de la peinture pure (non objective), le suprématisme apparaît en Russie en 1915. Lié dès sa première manifestation à la personnalité de Malevitch, le suprématisme aura une grande influence sur la génération de peintres cubo-futuristes, qu’il va guider durant les années 1916 et 1917. Malgré ses efforts pour répondre aux exigences matérialistes de la nouvelle société communiste, Malevitch restera jusqu’à la fin de sa vie un penseur spiritualiste et même mystique, ce qui le conduira à la condamnation sociale. Dans les années trente, la peinture suprématiste connaîtra un regain d’intérêt en Occident; la théorie de la peinture pure – reine Malerei – entraîna dans son sillon toute une génération d’artistes, groupés autour des périodiques Circle, Cercle et Carré et Abstraction-Création.Suprématisme et avant-gardeLe mot «suprématisme» apparaît pour la première fois en décembre 1915, à Saint-Pétersbourg, lors de la deuxième exposition futuriste «0,10». À cette occasion, le peintre Kasimir Malevitch (1878-1935) expose un ensemble de trente-neuf toiles non objectives, accompagnées de la brochure-programme: Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Un nouveau réalisme pictural. Dans ce texte, qui sera édité trois fois au cours de l’exposition, Malevitch affirme la suprématie d’une nouvelle forme de pensée, traduite dans la peinture par des formes non objectives, libérées de toute attache représentative ou symbolique. Ses amis Ivan et Xenia Puni distribuent à la même exposition un manifeste non objectif affirmant «la liberté de l’objet par rapport à la signification». Ainsi, «l’objet (le monde) se décompose en éléments réels – fondement de l’art [...]. Le rapport entre les éléments découverts et révélés dans le tableau constitue une nouvelle réalité – le point de départ de la nouvelle peinture». Dans la troisième édition de Du cubisme et du futurisme au suprématisme , deux autres peintres et amis de Malevitch s’associeront à sa proclamation du suprématisme: Ivan Kljun (1878-1942) qualifiera la sculpture de «forme pure, libre de tout succédané», tandis que Michail Menkov s’exprimera sur la couleur qui «doit vivre et créer pour elle-même... devenir peinture pure». Pourtant, si durant l’année 1916 et encore au début de 1917 le suprématisme connaît l’adhésion de plusieurs jeunes peintres cubo-futuristes, il reste associé au nom de Malevitch qui inspira et personnifia toutes les étapes du suprématisme.Indépendante à l’égard des schémas de la pensée occidentale et traduisant une volonté typiquement russe de trouver un nouveau réalisme pictural (tel est le sous-titre de Du cubisme et du futurisme au suprématisme ), l’évolution artistique de Malevitch reflète l’originalité de l’école russe. Après la découverte de l’impressionnisme et du fauvisme, qui influencèrent fortement les peintres russes du début du siècle (Kandinsky, Larionov), ce fut au cubisme parisien et au futurisme italien de guider dans les années 1910-1913 la jeune avant-garde russe. Dans une première phase, allant jusqu’à la fin de l’année 1912, ce fut la conversion spontanée aux postulats formels du cubisme et à la rage créatrice du futurisme. Si le nom de Picasso est vénéré en tant que mythe d’une certaine «modernité», c’est la peinture de Léger qui intéressa véritablement la jeune génération russe, sensible à la puissance coloriste et à la solidité plastique de ses volumes picturaux, dans lesquels dès 1912 s’émancipent les plans de couleur pure. Le futurisme russe constitue l’autre source d’inspiration de Malevitch. Dès 1912, il cherchera à dépasser la seule manipulation esthétique des formes cubistes. Condamnant ouvertement la «sénilité contemplative du cubisme» (Aksënov, 1914), la jeune génération russe s’aventure dans une expérience artistique placée sous l’égide de la théorie du transrationnel (zaoum), promue par les «avenaristes» (futuristes russes) en idéologie artistique et système d’action. Exprimée dès 1910 par Vélémir Khlebnikov dans ses poèmes phonétiques, cette idée trouvera sa réalisation plastique dans les collages cubo-futuristes de Malevitch, qu’il appellera tantôt «alogiques», tantôt «transformationnistes» (sdvigologija ). L’appel à cette logique autre (le transrationnel pour Malevitch en 1913, le surréel pour Apollinaire en 1917) sera commun à toute une génération avec laquelle l’art de Malevitch – si original et éloigné des canons occidentaux soit-il – a des résonances. Ainsi, dans son manifeste, insiste-t-il sur la force de l’intuition qui au même moment trouvait une consécration dans la philosophie bergsonienne et dans les textes de Benedetto Croce.Animé par la rage mallarméenne, Malevitch s’attaquera à la «sereine ironie de l’éternel azur» du poète français et s’attribuera la tâche prométhéenne de libérer «le rien».La surdétermination symboliste du sens de l’image et la surcharge formelle cubo-futuriste conduiront vers une véritable explosion de la forme pure (non objective). La toile Carré noir sur fond blanc , exposée en décembre 1915, marque l’aboutissement de cette crise de l’image, bafouée et déchiquetée dans les collages des années 1913-1914. Décret de mort pour la peinture illusionniste et figurative, ce tableau doit être considéré comme une des plus volontaires expressions d’une tabula rasa de l’art ancien, un «point zéro», comme Malevitch l’a affirmé à maintes reprises. Loin d’y voir le désespoir d’un geste nihiliste (les textes de Malevitch débordent d’optimisme mystique), ce tableau annonce avec détermination la fin d’un monde et implique une nouvelle liberté pour la peinture: la suprématie des formes pures et de la couleur pure.Alogisme: de l’image au signe purLe chemin de la démarche alogique était marqué dès l’automne 1913 par l’apparition des formes purement géométriques: carrés, triangles, flèches. Dans les chemins qui jalonnent les années 1914 et 1915, on aperçoit l’élimination d’un langage de la multisignification. Dépassant successivement la grandiloquence sémantique du futurisme et la spéculation d’une démarche combinatoire associant signes (flèche, point, ligne), images (poisson, cuillères) et inscriptions, Malevitch exploite le jeu de mots-images (étape qui évoque le monde symbolique d’un Marcel Duchamp) pour aboutir en 1915 aux compositions non objectives. La signification du Carré noir sur fond blanc sera déterminée dès sa première apparition dans le décor de la pièce futuriste, Victoire sur le soleil , d’Alexéi Kruchënykh. Le décor de la pièce comporte une résonance mallarméenne – le premier rideau (image limite) était déchiré pour révéler sur un deuxième rideau le carré noir , métaphore reprise plus tard par Malevitch pour signifier la victoire sur le bleu du ciel (image représentative) et pour atteindre la couleur pure, sans références symboliques. Malevitch dira plus tard: «L’homme a vaincu la nature, il devient Dieu.» Voilà pourquoi le peintre peut dire au sujet de la création suprématiste: «Un tableau pictural a été créé n’ayant rien de commun avec la nature.» Souhaitée par Léger dès 1913 dans ses conférences parisiennes, cette libération de la peinture de l’emprise de la représentation et encore plus de la référence extra-picturale s’accomplit chez Malevitch dans un prodigieux effort de dépassement de l’objectivité (le monde connaissable , extérieur). Cet effort se concentre sur la négation successive de tout sens référentiel (idées philosophiques chez Kandinsky, ou symbolique littéraire et sociale chez les futuristes italiens). Dans le catalogue de l’exposition «Tramway V» (mars 1915), Malevitch commente ses tableaux «alogiques» (nos 21 à 25) en ces termes: «Le contenu de ces tableaux n’est pas connu à l’auteur.» Une fois la couleur et la forme pures «libérées», Malevitch annonce à ses disciples le «vol dans l’infini» où «la couleur sert de sémaphore» (1919).Sculpture et collagesLa première phase du suprématisme sera marquée par cette liberté de la couleur qui entraîne Malevitch dans une richesse de formes géométriques sans poids, librement projetées dans un espace «illimité». Les formes «flottantes», affirmant la liberté de déplacement dans un espace «sans dieu et sans matière», seront le but du peintre à partir du début du suprématisme. Cela conduira Malevitch à un accrochage des toiles sous le plafond de la salle d’exposition, accentuant ainsi l’immatérialité de ses compositions, qui échappent à toute loi de la nature (la pesanteur). Par son exemple et l’importance poétique de sa théorie, Malevitch entraîne toute une génération de peintres, parmi lesquels seul Kljun le suivra jusqu’au bout. Alexandra Exter (1881-1949), Lioubov Popova (1889-1924) et Alexandre Rodtchenko (1891-1956) expérimentent les possibilités combinatoires d’un certain suprématisme dynamique qui dès la fin de l’année 1916 les conduira vers la peinture constructiviste. Ivan Puni (1894-1956) appliquera à la sculpture les principes suprématistes en introduisant un élément «futuriste» admis par le constructivisme, mais totalement étranger à l’idéalisme de Malevitch: le matériau. Pendant une brève période, allant de la fin de l’année 1915 au début de l’année 1917, Puni va créer des reliefs sculpturaux, suprématistes par la composition et constructivistes par l’emploi des matières brutes (fer-blanc, bois, verre), caractéristiques de la démarche matérielle de Tatlin. Les collages non objectifs d’Olga Rozanova (1886-1918) constituent un des plus originaux développements du suprématisme; ils devancent les découpages de Matisse et ceux d’Arp.À la recherche de l’infiniLa première rétrospective moscovite de Malevitch en 1917 annonce la fin de l’étape d’euphorie coloriste. Avec l’apparition du Rectangle jaune disparaissant dans l’infini (toile de 1917) commence la période de recherches mystiques. Pendant deux ans, elles resteront purement picturales, pour rejoindre à partir de 1920 le domaine de la symbolique religieuse. À cette date, le suprématisme a épuisé ses possibilités d’exploration plastique. Le seul prolongement du suprématisme se situe dans la théorie de l’unisme , où son élève polonais W. Strzeminski (1893-1952) s’aventure à la recherche d’une symbolique panthéiste (non objective). Le mythe d’Icare, sous-jacent chez Malevitch dès 1913, trouvera ici son épilogue.Affrontant une vive opposition matérialiste de ses anciens disciples (y compris son meilleur ami, Kljun) devenus constructivistes en 1918, Malevitch se retranche dans la recherche d’une symbolique de la couleur non objective (pure). Une nouvelle série de blanc sur blanc débute de nouveau avec un carré (Blanc sur fond blanc ). À l’opposé d’une conception «minimaliste» qui lui est attribuée plus tard, Malevitch va doter ses tableaux d’une signification métaphysique de la couleur pure et de l’infini du blanc (frontière spirituelle indéterminable par excellence), couleur limite, couleur infinie. Un nouveau texte, Création non objective et suprématisme (Vitebsk, 1919), explicite la tendance panthéiste du mysticisme de l’artiste. Aux violentes accusations d’idéalisme, le théoricien répond par un élargissement de l’argumentation spiritualiste et entraîne le suprématisme vers le champ d’une symbolique mystico-religieuse qui s’affirme en 1920 dans une série de tableaux où la croix retrouve sa valeur de symbole religieux. Ses réflexions antimatérialistes seront formulées en 1922 dans le dernier texte important de sa vie, Dieu n’est pas déchu. L’art, le sanctuaire, l’usine (Vitebsk, 1922). À l’intérieur d’une structure trinitaire qui n’est pas sans rappeler la division spirituelle de la religion chrétienne (père, fils, esprit), Malevitch affirme le stimulus de la force de subjectivité, qui refuse de se soumettre au jugement de la raison. Dans ce système de l’illimité, «l’homme est cosmos et Hercule». Persécuté pour sa croyance spiritualiste, Malevitch se renferma dans ses convictions mystiques pour incarner, vers la fin de sa vie, le mythe tolstoïen de l’idéal panthéiste; son enterrement ressembla curieusement à l’exécution d’un rituel religieux: la disparition du prophète illuminé.Malevitch avait affronté avec courage la dure réalité sociale qui suivit la révolution d’Octobre. Dès 1919, il enseigne aux Ateliers libres de Vitebsk, où sera créé le seul vrai noyau suprématiste comprenant ses élèves et ses deux assistants les plus attachés à la doctrine du suprématisme, I. Tchachnik (1902-1929) et N. Souetin (1897-1954). Ils suivront Malevitch à Leningrad en 1922 pour appliquer le style suprématiste à la décoration de céramiques.Applications d’une théorieAdhérant sincèrement à la nouvelle réalité sociale, Malevitch essaie à plusieurs reprises d’adapter la résonance philosophique de son système aux exigences matérialistes d’un ordre politique hostile à tout idéalisme. Répondant aux postulats matérialistes et économiques de la NEP de Lénine, Malevitch tente d’expliquer son Carré noir en tant que forme d’«économie maximale», sans pour autant réussir à convaincre ses adversaires politiques et artistiques. Les accusations de «négativisme idéaliste» s’abattent sur lui en 1924 lors de l’exposition de «Toutes Tendances» (Petrograd). En voulant s’inscrire une ultime fois dans le camp «positif» de la société, il déclare en 1924 avoir abandonné la peinture pour se tourner vers l’architecture. De nombreux projets d’«architektones» et de «planites» suprématistes exprimeront la volonté de vivre son époque. Malheureusement, ses conceptions utopiques et purement esthétiques subiront de nouveau l’échec de l’épreuve pratique. L’architecture russe des années vingt refuse les utopies urbanistes de Malevitch pour explorer les audaces du constructivisme. Seul son élève El Lissitzky saura dépasser le suprématisme et, en l’abandonnant, réalisera des propositions théoriques pour une nouvelle pensée architecturale.Malevitch fut le premier peintre à franchir le pas de la peinture non objective. Sa démarche, réclamant la peinture pure (Du cubisme et du futurisme au suprématisme ), la création d’une nouvelle réalité, surgie du néant – le «rien délivré», dira-t-il –, s’inscrit loin de la symbolique philosophique de l’abstraction de Kandinsky, du musicalisme de Kupka et de l’orphisme de la lumière (Delaunay, Larionov). En libérant de l’emprise représentative les concepts de base de la nouvelle peinture – la couleur et la surface-plan (ploskost’ ) –, Malevitch introduit dans l’art la conception de la réalité autonome , d’un réalisme propre, libre de toute référence extra-picturale. Loin de la théorie esthétique «l’art pour l’art», la conception suprématiste de Malevitch élève la création non objective au niveau de la connaissance autonome, irremplaçable. À partir de ces éléments de manipulation , les constructivistes vont orienter l’art pictural vers la connaissance du monde extérieur, tandis que chez Malevitch la peinture se préoccupe de la seule profondeur spirituelle.suprématismen. m. Théorie et pratique (art abstrait géométrique) du peintre russe K. Malevitch (à partir de 1913) et de ses disciples.suprématisme [sypʀematism] n. m.ÉTYM. 1915; de suprématie, et -isme, d'après le russe.❖♦ Hist. de l'art. Théorie artistique et style pictural du peintre russe Malevitch (manifeste de 1915); abstraction géométrique dépouillée.0 Malevitch s'est lui-même défini : Je n'ai rien inventé, j'ai seulement senti la nuit en moi et c'est en elle que j'ai entrevu le nouveau que j'ai nommé le suprématisme.Maurice Gieure, la Peinture moderne, p. 87.
Encyclopédie Universelle. 2012.